

Il
y a quelques mois, maintenant, Marie-Paule Lazennec suggérait d'inviter
chacun à faire le récit de son arrivée à Azrou. Invitation répercutée vers
les adéles connues à l'époque.
Hélas
! hélas ! hélas ! aucun écho à cet appel. Pas plus celle qui avait lancé
cette brillante idée que nos écrivains ou notre journaliste... Pas plus
notre futur président que notre future secrétaire... Notre conteur non plus
et sa dinde de Noël est restée orpheline.
Le
mouvement se prouvant en marchant, prenant notre courage d'une main et le
clavier de l'autre, nous avons décidé de tenter d'amorcer la pompe par un
récit à deux voix : VF et VH, version femme et version homme...
Bien
nous en a pris car trois autres récits suivirent.
JFL et MLF |
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Racontez votre
arrivée à Azrou*, tel était donc le sujet de rédaction proposé.
*
Ceux qui aurait entamé leur séjour Marocain dans des villes plus côtières
ont toute licence de décrire leur arrivée dans ces cités; |
Les draps du patron
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« Mais ce sont les draps
du patron ! » tenta de protester le garçon à cette cliente qui demandait des
draps propres. Du patron, comme la mousse à raser, le verre à dents et
autres ustensiles ornant la tablette du lavabo : vu la pénurie d’eau, ils
n’avaient pas dû être rincés depuis le printemps. Lavabo dont les robinets
ne laissaient couler aucune goutte ; deux bouteilles de whisky remplies
d’eau devaient suffire aux ablutions. Quant aux fameux draps quand
avaient-ils bien pu être changés ?
Mais comment ces deux
couples de « françaouis » avaient pu atterrir à Ouezzane en cette soirée de
septembre ?
Or donc, pour échapper aux
joies de la chambrée, alors qu’ils avaient femmes (chacun la sienne,
précisons-le) et pour l’un deux fils de 3 et 1 an, pour l’autre une fille de
2 ans, deux cousins ayant demandé la « coopération » comme VSNA –
volontaires du service national actif – s’étaient vu affectés l’un à Settat,
l’autre à Azrou, localités qu’ils avaient localisés sur une carte du Maroc
achetée d’urgence. C’est donc de concert que le cousin vosgien ayant rejoint
l’angevin, la 403 du 88 et la R8 du 49 partirent plein Sud.
En moins d’une journée,
ils avaient rallié Irùn portes d’entrée de l’Espagne franquiste. Espagne
déjà en pleins travaux routiers : les pavés de la N I, Burgos-Madrid,
faisaient place à un moderne macadam. De déviations provisoires en
déviations provisoires, il fallut une bonne journée pour atteindre un
village au Nord de Madrid. Stéphane, l’aîné des garçons, se dépensait à
chaque étape, parcourant le café ou la salle de restaurant en produisant
avec sa bouche un bruit de moteur de camion fort proche de celui des
produits de l’unique marque espagnole de poids lourds, ce qui l’avait fait
surnommer Pégaso. La traversée de Madrid fut quelque peu hasardeuse, avec
d’abord, au bout d’un quart d’heure d’errance un retour vers la direction de
Burgos, puis un cafouillage au moment où l’Avenue passe d’une large voie
centrale avec deux contre-allées à deux voies parallèles à la hauteur du
musée du Prado. Tout cela amène donc les deux voitures juste en dessous de
Jaén, dans un petit hôtel, un peu en retrait de la route répondant au nom
mérité d’Oasis. Détente. Apéritifs. Mais le dîner voit Stéphane
attraper l’œuf à la coque et l’écraser dans sa main. Le père, avec dignité,
l’attrape, l’emmène à l’extérieur et lui flanque une fessée. Sa cousine,
Bénédicte, pour ne pas être en reste, fait subir le même sort à son œuf et,
sous les yeux un peu surpris des clients espagnols, reçoit la même punition
à l’extérieur.
La dernière étape, jusqu’à
Algésiras, fut ralentie par le plus jeune, Emmanuel, qui atteint d’une sorte
de Turista obligeait à de fréquents arrêts. Découvrir comment on pouvait
obtenir un billet pour la traversée du détroit ne fut pas une mince affaire.
Les bureaux officiels de la compagnie étaient désespérément fermés. Des
individus aux mines plus ou moins louches proposaient leurs services. Il
fallut cependant s’en remettre à celui qui paraissait sinon digne de toute
confiance du moins, en toute subjectivité, moins suspect que ses collègues.
Ce n’est pas sans
appréhension que se fit l’embarquement où la R8 se vit obligée de grimper
sur une passerelle et de se coincer au plus près des parois, guidée par de
très mal aimables marins. Mais après le stress de l’embarquement, les
manœuvres et le lent départ laissent tout le temps d’admirer le rocher de
Gibraltar. Puis l’Europe s’éloigne. Et ils voient se préciser l’Afrique,
avec une exaltation teintée d’une légère angoisse. Même stress au
débarquement. Ce sera une constante, de passage en passage, que cette
attitude très peu engageante des personnels des ferrys, personnels de
soutes, comme barmen, qui semblent mépriser le client qui les fait vivre !
Constance aussi que la
lenteur calculée des passages en douane à Ceuta. Sous un soleil de plomb,
sans aucune autre indication que celles que voulaient bien nous donner des
compagnons d’infortune plus au fait des us et coutumes des gabelous et de la
police des frontières : queue interminable pour faire viser les passeports ;
nouvelle queue pour les papiers de la voiture. Heureusement les douaniers,
découvrant un coffre de R8 transformée en vaste malle à vêtements (pour
occuper la peu commode place impartie, aucune valise, mais un vaste film
plastique enveloppant les effets des trois passagers) et une 403 où les deux
enfants surmontent des bagages entassés sur les sièges arrière et dont le
coffre est tout aussi bourré, ne firent pas de zèle et apposèrent le
précieux signe cabalistique à la craie blanche sur le pare brise. Encore
fallait-il se dégager pour atteindre la voie libre vers la délivrance.
C’est ainsi qu’après une
très mauvaise route – ignorant que cet itinéraire rifain n’est pas des plus
recommandés – le mini convoi se retrouva, à la tombée du jour à Ouezzane.
« Complet » annonça la patronne européenne, plus maquillée qu’un camion
d’occasion, mais aussi peu aimable qu’un salarié de la Trasmediterranea,
dans le premier hôtel. Une seule chambre libre, dans le second, sur la
grande place. Mais un patron, sensible lui à la présence de trois très
jeunes enfants, qui cède généreusement sa chambre… et ses draps.
Nuit de peu de repos car
occupée par la lutte contre les punaises qui s’étaient particulièrement
attaquées au pauvre Stéphane, quasi défiguré par les assauts de ces saletés
de bestioles. Seule Bénédicte qui dormait dans un lit de toile pliant – seul
meuble embarqué dans l’aventure – avait totalement échappé à
l’agression. Le petit déjeuner n’allait pas nous réconcilier avec la cité
rifaine avec un café plus turc qu’un ottoman coupé d’un lait de chèvre dont
l’odeur prégnante trahissait son origine.
Encore quelques km d’une
route peu roulante et les cousins se séparèrent à Souk-el-Arba du Rharb.
Belle route du coup, avec de longues lignes droites jusqu’à Sidi Kacem. Peu
de voitures, mais de gros taxis – vieilles américaines – bourrés de
passagers et au comportement erratique et une armée de camions Ford
uniformément rouges. Sans parler de carrioles, d’âniers, de piétons, aux
réactions imprévisibles, surtout pour un françaoui fraîchement débarqué. De
la traversée de Meknès peu de souvenirs, si ce n’est que le fléchage y était
plus clair et fourni qu’à Madrid.
La première image imprimée
à jamais dans la mémoire fut celle des boucheries de Boufekrane : un
alignement d’échoppes où étaient suspendus des quartiers de viande
agrémentés d’essaims de mouches et baignés de la poussière soulevée par les
grands taxis qui s’arrêtaient ou démarraient sur le terre plein de terre qui
les séparait de la route. Qu’allait-on pouvoir donner à manger à la petite
blonde habituée aux très hygiéniques petits pots de Blédina ?
L’été 1967 avait dû être
particulièrement sec, car El Hajeb ne donna pas cette image verdoyante
découverte plus tard. Quand, sur le plateau, apparut le squelette aux os
bien blancs d’un bovidé, l’imagination, quoi qu’on en eût, galopa : hyènes
voraces, vols de vautours… Mais que diable allions nous faire dans cette
galère ? Inutile de dire que le paysage d’Ito passa presque inaperçu.
Et soudain, quand, à la
descente du plateau, le paysage se découvre, ce fut comme une délivrance et
une certitude : cette Azrou, dans la verdure elle, nous y serions mieux que
bien !
Le Pano avec une vraie
douche, l’accueil au collège Al Atlas par MM Jouve et Bougrine,
l’hébergement à Amros avec un Achille aux petits soins pour la petite
blonde, soignant la turista à coups de pastis purs et tièdes, faisant crédit
bien sûr et avançant même l’argent pour l’achat des meubles indispensables,
tout cela ne fit que confirmer la première impression, la bonne.
Même le stage à Rabat, où
nous retrouvions des cousins moins emballés sur leur lieu de séjour et avec
le petit Emmanuel proche de la déshydratation, censé nous aider à nous
intégrer dans la coopération – nous étions des centaines – et le plus
souvent assez creux ne fit pas tomber notre enthousiasme.
Même l’enseignement d’une
histoire du Maroc - que nous découvrions - à des classes d’un quarantaine
d’élèves avec pratiquement aucun matériel – mais quelle écoute dans ces
classes ! – ne le doucha pas. Au contraire. Et quand les premiers froids
arrivèrent et que le bois – commandé à notre propriétaire qui possédait
aussi un gosse scierie – lui n’arrivait pas, une brouette, remplie de bûches
apparut, envoyée par un voisin de l’autre côté de la route de Khenifra et
que nous ne connaissions que de vue, Azzaoui, nous confirma, si besoin
était, qu’on était mieux que bien à Azrou. |

Comme une bouffée d’air frais
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Ceintures de sécurité à
l’avant, baudrier pour la fille à l’arrière, le tout, n’étant pas à l’époque
obligatoire, monté avec force jurons et l’aide précieuse d’un beau-frère
bricoleur, le coffre de la R 8 transformé en valise grâce à un plastique
solidement scotché et voilà le VSNA, sa légitime et leur fille unique et
néanmoins préférée prêts à prendre la route de la coopération pour Azrou, en
compagnie de cousins vosgiens qui rejoindront Settat, sous l’œil humide de
la famille…
La première étape nous
conduira à Irun, la N10 dans les Landes étant bien chargée et encore à deux
voies. Puis commence la traversée de l’Espagne : de « desvio provisional »
en « fin de obras » par la N1 qu’on modernise en remplaçant ses pavés par du
bitume, nous atteignons nuitamment une bourgade au nord de Madrid. La
troisième journée nous mènera à Jaén et la quatrième, entrecoupée de pauses
intempestives pour cause de « turista » galopante du plus jeune des petits
cousins, à Algésiras. Grâce aux services ( ?) rémunérés d’un entremetteur
diligent, nous obtenons un billet de traversée pour le lendemain.
A Bab Sebta, il faut être
patients : en pleine cagna et sans clim évidemment, l’attente est longue et
ces satanés gamins qui refusent de boire sous prétexte qu’ils détestent les
boissons « qui piquent » que leurs braves biomanes étaient pourtant prêts à
payer à prix d’or ! Enfin, nous réussissons à rallier Ouezzane en fin de
soirée. L’hôtelier n’a plus qu’une chambre et sacrifie la sienne pour
pouvoir nous loger tous. Mais mauvaise surprise : au moment de procéder aux
indispensables ablutions, nous découvrons que les robinets sont taris (la
faute à la sécheresse persistante) et nous devons nous contenter de deux
bouteilles de Johnnie Walker remplies du précieux liquide incolore, inodore
et sans saveur pour faire une toilette très sommaire. Le dîner nous permet
de reconstituer nos forces pour passer à la chasse…aux punaises qui
s’attaquent aux tendres chairs de nos chers petits. Au réveil, Steph a le
visage aussi rouge que le derrière diarrhéique de son petit frère mais la
petite blonde qui a dormi dans son lit de toile qui fait partie des bagages
a été épargnée. Sous un ciel désespérément bleu et munis de petits cadeaux
offerts par l’hôtelier à l’intention des enfants, nous entamons la dernière
partie du trajet.
La « caravane » familiale
se scinde à Souk el Arba en se promettant de se retrouver au stage de Rabat.
Notre trio dépasse Meknès et au km 10, je découvre, éberluée, un abattoir de
plein air constitué de deux solides pieux reliés par une poutre transversale
où on dépèce un bovidé. Même surprise devant les boucheries de Boufekrane où
les bouchers agitent des queues de vache pour chasser les mouches. Mais
qu’est-ce qu’on va lui faire manger à notre petit trésor habitué aux pots
Blédina ? Plus loin, à Ito, la splendeur du paysage nous coupe le souffle.
L’esplanade est déserte (il n’y a pas encore de vendeurs de pierres) et
autour, tout est désolé. Pourtant, à quelques tours de roues, dans la
descente, nous découvrons, à partir des virages, Azrou dans son cadre de
verdure. Malgré la chaleur, c’est comme une bouffée d’air frais et nous nous
précipitons au Panorama, recommandé par le guide Michelin, tout en sachant
que l’état de nos finances ne nous permettra pas d’y faire un long séjour.
Après une vraie douche, nous nous rendons pour un premier contact sur notre
futur lieu de travail, le Collège Al Atlas. Nous y sommes accueillis par la
joviale bonhomie de MM Jouve et Bougrine. Ils nous donnent des « tuyaux »
pour trouver un logement, une employée de maison et nous signalent que
l’aubergiste d’Amros pourra nous héberger à crédit jusqu’à notre
installation. Le soir même, Si Driss nous présente aux commerçants du
marché, au Soussi, au quincailler…pour qu’ils nous ouvrent un crédit
jusqu’au versement de nos salaires. D’ici là, nous consignerons nos achats
dans de petits carnets à spirales. Nous sommes bien sûr très surpris (et
encore reconnaissants) de cette confiance spontanée. Devant le marché,
Bénédicte découvre celui qu’elle baptisera « le petit monsieur », cet
infirme qui se déplaçait sur un chariot à ras du sol et qu’elle ne manquera
plus d’aller saluer lorsque nous faisions nos emplettes.
Le lendemain, nous
faisons la connaissance d’Achille qui hébergeait déjà provisoirement un
couple de coopérants. Les huit jours passés à Amros restent gravés dans ma
mémoire parce que j’y ai découvert un homme de cœur : non content de nous
héberger à crédit (il n’a été payé qu’en février !) il s’est employé à nous
rendre l’installation plus facile. Dès l’arrivée et peut-être inspiré par
son épouse il m’a déclaré :
« Ma fille, (c’est ainsi
qu’il me nommait) après le voyage, tu dois avoir une montagne de linge. Tu
me donnes tout ça, on s’en occupe. »
Le surlendemain, j’ai
découvert la pile soigneusement repassée dans la chambre, avec, en prime, le
sourire de la femme de service. Le maître des lieux veillait aussi à la
préparation des repas de la petite (son cuisinier s’épanouissait en voyant
la demoiselle dévorer.) Une après-midi, il fila avec les hommes (nos époux
respectifs à Michelle S. et à moi-même) en camion à Meknès. A leur retour,
nous étions nantis du mobilier indispensable pour emménager, âprement
discuté par notre hôte et réglé par ses soins en attendant des jours
meilleurs…Après le stage de Rabat, c’est lui qui a véhiculé nos biens,
complétés par quelques acquisitions au monastère de Tioumliline jusqu’à
notre domicile qui jouxtait celui de la famille Bougrine.
Puis ce la Rentrée : 7
classes de 1ère AS à qui je dispensais 3 heures hebdomadaires
d’Histoire Géo. Angoisses !...
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Comment se rappeler
vite fait 200 noms (de garçons, essentiellement : il n’y a que 2 filles en
1ère AS cette année-là) ? Le plan de classe est indispensable. |
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Comment dominer son
sujet ? Je découvre les programmes quelques jours avant les élèves et
j’écorche joyeusement les noms locaux tandis que mon jeune public
ingurgite sans sourciller des tas de termes nouveaux. |
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Comment ne pas
s’emmêler les pinceaux en répétant 7 fois par semaine le même cours ? A la
vue d’un sourire qui s’esquisse sur un minois attentif, je comprends que
je radote… Combien de fois ai-je pu répéter : « Je vous l’ai peut-être
déjà dit. » ? Pardon à mon ex-auditoire… |
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Comment enseigner
l’Histoire Géo sans manuel, sans matériel ? Système D : lettres aux
ambassades pour obtenir des documents, croquis sur papier Canson quadrillé
pour que les élèves puissent reproduire plus aisément une carte sommaire.
Ah ! la fichue carte de l’Empire Romain…Que de sollicitations en classe
pour que la botte italienne soit ressemblante ! |
Mais quel bonheur aussi
de constater par les interrogations orales, les contrôles, le procédé La
Martinière, la vérification des cahiers, les compositions...que le message
passait, que malgré des conditions difficiles, on avançait par la volonté de
tous,administration, collègues,élèves.
Et puis, après la
canicule du début d’année scolaire, le froid est arrivé. A la maison, nous
attendions en grelottant la livraison du bois de chauffage. Un soir, la
sonnette retentit. Ce n’était pas le camion espéré, tout juste une brouette
chargée de bûches poussée par notre voisin d’en face, le sieur Azzaoui, qui,
inquiet de ne pas voir de fumée s’échapper de notre toit craignait de nous
retrouver transformés en stalagmites.
Geste symbolique mais qui
résume les sentiments éprouvés lors de cette étape d’installation : des
appréhensions, justifiées ou non, que la générosité des uns et des autres a
transformées en début de compréhension mutuelle, qui s’est approfondie au
cours des cinq années passées à Azrou. |

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….Et
l’énorme rocher que nous aperçûmes en sortant de la salle de cinéma n’était
pas celui de Navarone dont les canons venaient de s’abîmer dans la mer Egée,
pendant qu’Anthony Quinn roulait un monstrueux patin à une Irène Papas qui
en restait autant de marbre que la Vénus de Milo ; non, ce n’était pas le
sommet de Navarone qui nous faisait lever nos yeux mouillés de larmes
d’émotion vers sa paroi verticale, mais celui de Gibraltar devant lequel
passait le « Lyautey », le beau paquebot où le ministère de l’Education
Marocaine nous avait loué une cabine pour nous transporter de Marseille à
Casablanca, ce qui fut pour nous notre première croisière avec cabine
particulière, bronzette sur des transatlantiques, restauration aux petits
oignons, dîners en tenues de soirée, avec bal et jeux , piscine, ball-trap,
etc. Ce bon de transport gratuit de l’époque payait le voyage des nouveaux
coopérants et les frais de leurs bagages jusqu’au Maroc; où nous attendait
une connaissance de ma mère. Première surprise au débarquement à Casa : les
douaniers étaient en grève et se contentaient de mettre une croix à la craie
sur les sacs de voyage et les valises !
Le lendemain matin, nos
hôtes nous conduisirent à la gare de Casablanca qui nous sembla être une
ville plus européenne que marocaine. Le récit d’un voyage en train dans des
compartiments en bois, et la foule agitée et bruyante qui les
remplissaient, ont été fort bien évoqués par Abdelhak Serhane dans « Les
enfants des rues étroites » et je ne saurai rendre aussi bien que lui
ces scènes de vie qui correspondent exactement à ce que nous avons vécu il y
a quarante ans. Toutefois, nous n’étions pas très à l’aise au milieu de
voyageurs dont nous ne connaissions ni la langue ni les coutumes, qui
s’apostrophaient, s’interpellaient, se disputaient ou partaient dans de
franches rigolades interminables. Je crois me souvenir que l’horaire n’était
pas le souci majeur du chef de train qui avait bien du mal avec ces
voyageurs indisciplinés qui tardaient à descendre, ou à monter dans le
train, les deux flots se mélangeant bruyamment aux arrêts.
A Meknès, un petit taxi
nous laissa en haut de l’avenue Mohamed V devant un hôtel qui faisait
l’angle d’une rue transversale. Nous n’avons pas bougé de l’établissement
tant cette agitation et la découverte d’un monde différent nous avaient
épuisés. Là aussi, la ville nous parut moderne et nous n’étions pas trop
dépaysés. Beaucoup de gens parlaient en français.
Au matin d’un des
derniers jours de septembre 1964, nous nous hissâmes dans le car de la
Compagnie Marocaine de Transports. Nous eûmes la chance d’avoir deux places
au milieu du car , les autres voyageurs entassés à trois ou quatre sur deux
sièges nous laissant par courtoisie nos deux sièges pour nous seuls. Le « graissor »,
qui faisait fonction de mécanicien, de répartiteur de bagages, de gérant de
car, avait dû donner des consignes pour laisser les frankaouis bénéficier de
ce confort inhabituel. Si vous voulez connaître l’ambiance d’un car de la
C.T.M. dans les années 1960, lisez donc le livre cité ci-dessus vers la page
120, et vous mettez dans cet autobus deux jeunes français abrutis par le
« transistor » qui diffusait à tue-tête une musique inconnue d’eux, et
saoulés par les discutions de voyageurs volubiles qui tentaient de se faire
entendre de leurs voisins. Sans oublier les odeurs mêlées de héné, de sueur,
de menthe, de kamoun, de suif de moutons attachés dans des filets sur le
toit, avec les poules achetées au marché de Meknès, au milieu de ballots de
toiles, de chaises, de caisses de légumes, de valises, de tapis, de sacs de
grains, etc.
C’est lors de la halte à
Boufekrane que le vrai dépaysement commença : la poussière de l’arrêt
énergique du car sur l’accotement terreux cacha un moment les boutiques des
bouchers installées en bord de route. De temps en temps, avec un petit balai
de doum, ces commerçants chassaient les nuages de mouches qui souhaitaient,
elles aussi, faire un arrêt-repas sur les belles carcasses de moutons et les
morceaux de bœuf bien tentants exposés sur des étals en plein air. Le
véhicule, encore un peu plus surchargé, reprit la route vers El Hajeb avec
quelques voyageurs supplémentaires debout entre les rangées de sièges. Vous
pensez bien qu’à partir de ce village la moyenne, déjà modeste, diminua
fortement , nous laissant le temps d’écarquiller nos mirettes sur ces
nouveaux et arides paysages jaunis par le soleil de cette fin d’été. Plus
nous montions, plus ils nous faisaient nous demander dans quel bled
désertique nous allions arriver. Un couple demanda un arrêt du car à Ito, et
le temps que le « graissor » retrouve et récupère le mouton, le sac de
grains et un ballot de toile bariolée sur la galerie du véhicule, nous
avions eu le loisir de découvrir le paysage lunaire qui s’ouvrait devant
nous. Magnifique surprise.
Suivirent la descente sur
Amros et Azrou niché au pied de la montagne et de son rocher. Le car
s’arrêta devant le local de la C.T.M., à côté de l’hôtel Atlas de Mme et M.
Pascal où nous devions loger sur les conseils de Mme et M. Chaberty,
coopérants au lycée que nous avions rencontrés avant notre départ de France.
Une modeste chambre, dont la fenêtre s’ouvrait sur une petite cour
intérieure, nous était réservée. Nous attendait aussi le couple d’hôteliers
dont nous avons toujours apprécié l’amabilité et les attentions presque
parentales. Au fond du café sommeillait la grand-mère ; au premier étage
régnait le cuistot, vieux monsieur marocain toujours coiffé d’un fez rouge
quand il venait nous saluer, ou nous demander nos préférences culinaires. Il
avait un œil fermé, mais l’autre souriait pour deux. C’est dans ce
sympathique hôtel-restaurant que nous avons rencontré, parce que c’était
leur point d’encrage, les derniers colons, tel « Joseph » qui descendait d’Ito
le jour du marché pour vendre ses œufs, ses légumes et rencontrer ses amis.
Parmi les autres habitués, il y avait M. Jouve qui faisait à la fois
fonction d’inspecteur primaire, de directeur du collège Al Atlas et du
collège agricole , et ceux qui devinrent nos grands amis : Pierrette Cazalot
et Michel Laborie. A l’heure des repas, nous retrouvions aussi José Cuesta
et d’autres coopérants. Puis la grand-mère se réveillait pour faire avec
nous des parties de rami très animées. Elle avait la langue bien pendue :
comme sa fille, elle trouvait que « les œufs étaient plus propres avant
l’indépendance » !!!
Nous avions débarqué avec
une valise métallique, témoin d’un récent service militaire, et avec un
autre maigre bagage. Le reste de nos biens de jeunes mariés avait traversé
la « Mare Nostrum » par bateau, et nous devions aller le chercher chez un
transitaire à la gare des marchandises de Meknès. Etant « pedibus gambus »,
(pour les non-latinistes : ne possédant pas de véhicule à moteur à deux ou à
quatre cylindres), nous avons apprécié à sa juste valeur l’offre du très
serviable M. Sophoclis d’aller chercher nos bagages, enfermés dans un cadre
en bois, avec sa camionnette Peugeot. Et c’est ainsi, qu’après les
formalités douanières (la grève des gabelous était finie depuis
longtemps !), nous avons ramené à Azrou :
un matelas Simmons
made in Ardèche,
des caisses de
livres,
et …un vélo-solex !!!
le tout dans une sorte de
grande caisse en bois imaginée et fabriquée par le père de Christiane,
menuisier-ébéniste. Le matelas résista plus longtemps que le solex : pour de
jeunes mariés, l’utilisation du Simmons est moins compliquée (donc plus
agréable !) que celle du solex ! Quand il tomba en panne, ce véhicule à un
cylindre fut une énigme pour les mécaniciens azriouis (et pour moi aussi !).
Je ne sais ce qu’il advint de ce cher solex, qui, sans moteur, était tout de
même un régal pour descendre au collège Al Atlas, mais une torture pour
faire le trajet dans l’autre sens !
Nous avons passé trois
mois dans ce sympathique hôtel ; ensuite nous avons loué un petit logement
donnant à l’est sur la cour de l’orphelinat, en face de la villa louée plus
tard par Hélène et Michel Hatchondo. Le haut mur de la terrasse nous
permettait de faire de la bronzette en toute discrétion. Mme Pascal nous
avait prêté une table et deux chaises ; nous avons acheté, à crédit, un
sommier métallique à la quincaillerie de M. Bouarich, et, avec les planches
du cadre, nous avons fabriqué des étagères pour y mettre les quelques livres
de poche, qui étaient venus dans les caisses de mon beau-père, un
« transistor » gagné à une fête foraine quelques semaines avant notre départ
, et nos quelques vêtements.
Nous ne voudrions pas
terminer ce récit sans citer les noms de messieurs Mahé et Chaberty qui, la
veille de Noël, alors qu’il nous restait vingt centimes en poche, sont venus
taper à notre porte pour nous proposer quelques billets pour fêter Noël.
Après de chaleureux remerciements, nous avons foncé chez Pierrette et
Michel, qui ont téléphoné à Achille pour retenir une table à Amros pour le
lendemain.
Et c’est depuis ce jour
que je crois, de nouveau, au père Noël !
Tiens ! j’ai oublié le
titre de ce récit : pourquoi
pas :
« En
bateau, en train, en autobus , en Pigeot, en Solex, et …pédibus ! » ?
Michel Fabre
|
« En bateau,
en train, en autobus , en Pigeot, en Solex, et …pédibus ! »
|

La
Stork et le moudden |
|
Bathaoui m’a considéré avec une commisération huileuse.
-
- Azrou ? Ce sont des blédards, vous savez…
Le ventilateur tournait mollement au plafond du bureau. Il
a passé la vitesse supérieure.
-
- D’ailleurs, ici aussi, vous savez…
Deux ans que je supportais ce R’bati gluant. Il avait une
tête de pastèque beige à moustache et lunettes d’écaille, comme un Marx
Brother chauve, obèse et suintant. Le directeur de la Madrasa-al-Messakine,
l’école des pauvres de Mazagan, Deauville marocain devenu El Jadida après
56, autrement dit le collège Mohamed-er-Rafy, avait un mépris abyssal pour
qui n’appartenait pas à la crème de Rabat.
Les Doukkalis, selon l’adage, mangeaient des courgettes et
donnaient des ruades. Ils affublaient leurs fils du ridicule prénom de
Bouchaïb, alors que Mohamed est tellement plus original, nommaient leurs
filles Chaïbia, ce qui est aussi stupide, et s’entêtaient à s’échiner dans
les champs avec leurs araires. À côté d’eux, un Boujadi avait l’astuce d’un
courtisan.
Et voilà que Mohamed Bathaoui, au nom glorieux de « Celui
qui passe la nuit à baiser », devait mener ces crétins de jeunes plébéiens
agricoles vers la culture, la vraie, la sienne, ancien instituteur
francophilophone. Ses mérites sous le protectorat, où il avait servi
conjointement le Résident général et l’Istiqlal tout en ne jurant que par Sa
Majesté, que Dieu la protège, auraient dû lui valoir une bulle royale dans
un ministère.
Trois photos en noir et blanc trônaient sur des supports en
cèdre ouvragé derrière une petite vitrine, où il posait dans des groupes
entourant respectivement Mohamed V, Hassan II et Allal-el-Fassi. Nul d’entre
eux n’avait apprécié sa valeur de caméléon et il était là, transpirant sous
son beau costume, beige comme lui, devant un traître venu de France lui
annonçant son départ à la rentrée prochaine chez ces chiens de Berbères, que
Dieu confonde les hypocrites ! De plus, ce salopiaud avait des relations au
divin Ministère de l’Éducation et avait court-circuité Moulay Al-Moudir pour
obtenir une mutation dans un délai administrativement obscène. Un ruisseau
de sueur lui arrosait le menton. Il a poussé le ventilo à fond et sorti son
mouchoir.
J’en avais marre de ce bled poisseux. Je regrettais la 203
qui m’avait apporté là. Je l’avais fourguée en échange d’orgies
post-coloniales flambées au whisky avec la bourgeoisie locale
arabo-hispano-pied-noir du Club Nautique et quelques ardentes Juivettes.
Elles pensaient depuis la Guerre des Six Jours que la couleur de l’espérance
était le bleu du passeport français. Le « basbour-khader » ne leur allait
pas au teint, pas plus que l’ombre du minaret ne protégeait le Mellah,
encore en usage à l’époque. La chasse au Nizrani, même marié, était ouverte
et tous les coups, surtout bas comme le ventre, étaient permis.
Je trouvais les coopérants plus préoccupés par les
transferts de dirhams que par le boulot. Je trouvais les programmes
scolaires déconnectés des élèves. Je trouvais le roi, que Dieu le bénisse,
et ses séides, cupides et menteurs. Je trouvais que ma femme s’occupait plus
de son bronzage que de son mari. Je regrettais la pêche à la truite dans les
Couzes issoiriennes. Évidemment, je regretterais la fierté de la culture
doukkalie, le gris de Boulaouane, mais on devait l’exporter. J’avais pris un
grand verre de courage pour annoncer la nouvelle à mon épouse et collègue.
Elle était allongée sur la terrasse et le soleil de mai faisait luire la
mer, cinquante mètres devant la villa, et la crème revitalisante sur ses
cuisses.
-
- Faut qu’on parle…
Elle a posé son magazine d’un geste languide. L’article
portait sur « Comment éviter la peau d’orange », avec de terrifiantes
illustrations.
-
- Ouaiiiis…
-
- Je vais appeler Boualem…
-
- Ouaiiiis ?
-
- J’en ai marre de ce bled de merde…
- -
-
Tu veux aller où ?
-
- Je sais pas…
-
- Quand tu sais, tu dis…
Elle est retournée aux fesses d’orange. Sa semi-marocanité
nous avait valu des tonnes d’emmerdements administratifs et policiers. Le
seul avantage était d’avoir des cousins haut placés, tous descendants des
farouches guerriers de Figuig, comme mon beau-père. Boualem en était.
- Tu peux venir quand tu veux. Je préviendrai les chaouchs…
- Demain ?
- Oui. Onze heures. Nous déjeunerons ensemble, à la maison.
Sur la CiTiHem, j’abrège. De bons auteurs en ont déjà
parlé. Le martyre des essieux, des morts amortisseurs, des vitres bloquées
depuis 1912, les hoquets du moteur fumant dans les côtes et buvant des
litres d’eau aux haltes interminables, la routine. Les sudoripares en rut,
les poulets en cage et les mômes en couches qui se chient dessus,
l’étouffante attaque douceâtre des vieilles empaquetées dans des linges mal
séchés, le regard horrifié et tentateur des jeunes quand on croise leurs
yeux, l’indifférence hautaine des vieux, la Compagnie des Transports
Marocains en représentation, et le chauffeur régisseur au je-m’en-foutisme
génétique. Les arrêts à Bir-Jdid, Azemmour, Casa, « Al-beïd, al-ma… »,
pour faire les 200 bornes jusqu’à Rabat, mieux valait partir la veille.
J’ai bien fait : six heures et demie de voyage parce qu’une grosse nous
avait fait un gros malaise et que la famille avait échangé la prise d’otage
du car contre une place au dispensaire de Temara.
Boualem m’a écouté avec une muette sympathie. Il
vilipendait souvent, en privé et en mots choisis, les Arabes de la côte, qui
se goinfraient nonchalamment sur le dos du makhzen, alors que le conseiller
spécial du ministre travaillait beaucoup et vite. Ce petit homme mince et
jeune maîtrisait l’imparfait du subjonctif et inspirait une terreur
manifeste à ses collaborateurs. Je ne sais pas pourquoi il m’aidait. Il nous
avait trouvé un double poste à El Jadida parce que sa cousine aimait la mer.
Je ne crois pas qu’il aimait sa cousine, mais la famille est la famille. En
fait, je crois qu’il me plaignait. En Figuigui, il allait au fait.
-
- Tu veux partir où ?
-
- Dans la montagne.
-
- Marrakech ?
-
- Un peu haut…
-
- Un poste ou deux ?
-
- Je suis marié.
-
- Je sais. Un poste ou deux ?
-
- Deux.
Il avait préparé un dossier.
-
- J’ai deux postes à Azrou, au Collège Al-Atlas, maths et français. J’en ai
aussi à Beni-Mellal ou Midelt…
-
- C’est bien, Azrou ?
Il a souri légèrement.
- C’est un peu haut, mais en pleine nature. Si tu aimes la pêche et la
chasse…
On est allés déjeuner. Il est mort deux ans après, égorgé
devant chez lui, en sortant de sa voiture, une Mercedes. Le frère du roi est
venu aux obsèques et l’enquête n’a rien donné.
Bathaoui a reçu l’arrêté de nomination dix jours après.
Jusqu’à mon départ, il ne m’a plus adressé la parole. Sans importance. À
partir du 15 mai, Mohamed-er-Rafy était quasi-désert et les profs sur la
plage ou au tennis.
Quand je suis revenu avec la mutation, ma femme regardait
la mer et Daouïa, la bonne, mettait la table sur la terrasse. On a parlé à
l’apéritif.
-
- On va à Azrou.
-
- C’est où ?
-
- Dans le Moyen-Atlas.
-
- C’est loin ?
-
- Oui.
-
- Tu fais ce que tu veux, mais moi, je vais en France cet été. J’ai pas vu
mes parents depuis un an. Pour ton…Azrou, tu te débrouilles. Tu trouves une
maison correcte et tu m’écris. Si ça me va, je viens. Sinon, je garde mon
poste ici. Après tout, j’ai pas demandé à m’exiler, moi…
-
- Boualem a trouvé deux postes…
-
- Vous m’avez demandé mon avis ?
Elle a fini son verre, retourné voir la mer. Je suis parti
le 16 juin, quand le collège a fermé officiellement. Il fallait trouver un
logement avant le 1er juillet pour que le déménagement soit payé
par le ministère.
J’avais un sac de voyage et un changement à Rabat quand la
poubelle CTM a viré à l’Est. Chapeaux de porteurs d’eau polluée à Tiflet,
brochettes de viande et foie nouss-nouss à Khemisset, avec un Chaudsoleil
tiède, ça sentait toujours la pisse et la sueur en arrivant à Meknès. Les
nantis allaient à Fès, les bouseux vers Midelt, via Azrou. J’en étais et le
car était plus léger. C’était mieux pour monter sur El Hajeb et Ito, avec le
radiateur fumant et le soir qui venait.
À Azrou, j’avais la tête dans le cul et les lombaires
soudées. J’ai pris mon sac avec deux chemises et trois slips, et je suis
monté au-dessus de la pompe à essence. Sur la place en pente, j’ai vu deux
abris. L’Hôtel des Cèdres était le plus grand. Au bar, trois Françaouis d’au
moins quarante ans picolaient. Le taulier, derrière le bar avec une barmaid
montante, à voir maquillage et sape, m’a regardé sans hostilité.
- Vous avez de la bière ?
-
- On a la
Stork.
-
- Donnez m’en deux…
Il n’a pas eu l’air surpris. Il m’a fallu trois minutes
pour les descendre.
-
- Vous avez des chambres ?
-
- Oui.
Il m’a donné la clef sans question. Spartiate mais sans
cafards et ampoules électriques en service, j’avais changé de région. L’eau
était jaunâtre mais présente. J’ai tout lavé, la piaule était une vraie
piscine. Quand je suis descendu, les pochtrons européens étaient toujours
là. J’ai repris trois Stork et dîné menu maison, steak semelle et patates
nazes, avec une part de Vache-qui-rit et une bouteille de rouge. Mes
compatriotes n’avaient toujours pas décarré et me mataient. On a bu quelques
Stork de plus. Je leur ai appris que je venais développer la coopération
culturelle dans cette contrée lointaine. Ils s’en tapaient complètement.
Le repos n’a pas duré. Je ne pouvais pas distinguer un fil
blanc d’un noir quand le diable a hurlé « Allah ou akbar » une
dizaine de fois, commentaire en prime. J’avais déjà entendu ces patenôtres,
mais de plus loin. Là, c’était comme chez soi, quand une mégère braille dans
la cuisine.
Ma casquette en plomb a bondi de vingt centimètres sur le
mince oreiller, je me suis fringué fissa. En bas, personne. L’aube
s’habillait lentement. Un type est arrivé, las. Il m’a demandé si je voulais
du café. J’ai dit oui, il était dégueulasse. Pour payer, il fallait attendre
le patron, sauf si je restais.
-
- Le collège Al-Atlas, c’est où ?
-
- Tu descends en bas…
C’était logique. J’ai trouvé des préfabriqués dans une cour
escarpée sableuse, tendance poussière, et un portail ouvert. En haut du
terrain, un bâtiment en dur. Huit heures du matin, un type travaillait déjà.
J’ai frappé. S’est levé un colosse à courte moustache infra-nasale. Bougrine,
directeur. Je lui ai dit que le moudden, c’est comme ça qu’on appelle au
Maroc le muezzin des Mille et Une Nuits, m’avait réveillé. Il a
souri, ne m’attendait pas si tôt, avait déjà préparé les emplois du temps
pour la rentrée. En sortant, j’ai regardé les maisons qui grimpaient sur la
montagne. J’avais une mission : trouver un logement hors de portée du
moudden et de ses haut-parleurs de l’audio Chitane. « Et pas en medina,
sinon je viens pas… ». Un oncle de Boualem tenait un magasin de meubles
et de quincaillerie en face de la pompe à essence de Pascal.
-
-
Tu
prends ce que tu veux, les meubles, la vaisselle et tout. Tu paies quand tu
as de l’argent. Pour la maison, tu viens demain. Je trouve, In châa
Allah. »
Dieu voulait bien.
Gilbert Dubant
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DESTINATION AZROU |
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L’année 1974 fut celle de tous les changements.
Je fus nommé en septembre 1973 au Collège de Saint Florent
sur Cher et c’est dans ce cadre que je rencontrais Maryse, originaire
d’Asnières Les Bourges.
Le sursis militaire arrivant à expiration, il fallait faire
un choix. La décision fut prise : VSNA en coopération et son cortège de
papiers. Maryse était ravie de se marier et surtout quitter son cadre
familial étriqué et sa mamâtre qui clamait dans les sentes que sa fille
partait au Maroc, mais qu’elle épousait « un bon français du Berry… », le
racisme des petites gens sans importance.
Durant cette année, mon premier contact avec Azrou se fit
par l’intermédiaire d’une carte postale inquiétante.
En effet, Rosières, une petite ville voisine abritait une
forte communauté marocaine employée à la fabrication des cuisinières du même
nom. C’est ainsi que se fit la première approche de la ville et son cortège
d’interrogations. On y voyait au flanc de la montagne un quartier pauvre
avec des maisons à terrasses, des moutons et aucune route.
Où partions-nous ?
Après les vaccinations, l’incorporation à la caserne de
Rueil Malmaison nous passâmes les ultimes vacances avec mes parents au bord
de la grande bleue, de bons souvenirs. Deux malles furent acheminées par la
SNCF et c’est dans une 2CV bien chargée que l’aventure commença.
CHATEAUROUX
AZROU 2200 KM
Sur le trajet, on s’arrêta à Angoulême chez une tante dont
le conjoint était pied noir du Maroc. Il me dressa un tableau peu
encourageant du pays, si bien que le doute s’installa en moi. Faire demi
tour : pas questions pour Maryse devenant de plus en plus radieuse lorsque
les kilomètres l’éloignant de Bourges augmentaient…
Puis l’Espagne.
Nous passions la nuit dans la 2CV et savourions un cake
confectionné par ma mère et une gorgée de whisky offert par l’oncle
d’Angoulême.
La traversé de Madrid était une épopée et c’est un taxi qui
nous conduira jusque sur la route d’Ocańa
NIV.
L’Andalousie est une
douce transition vers le Maghreb avec son relief, sa végétation, son climat
et ses ânes.
Notre 2CV était
poussive derrière les Pegaso espagnols et elle peinait à avaler les
sierras.
A Algéciras, c’est la
fin de l’Europe et le court trajet maritime est une coupure. Nous changions
de plaque tectonique et les pensées étaient à la dérive.
Le trajet le plus
pratique de Ceuta à Meknès n’est pas le plus court, nous l’avons utilisé
qu’une fois.
De Meknès, nous
n’avons vu que la périphérie. A la sortie, la 2CV sert à nouveau d’abri pour
un repos réparateur. Cet arrêt fut écourté par les phares d’un tracteur nous
réveillant, ce qui précipita notre départ.
La Cuesta d’El Hajeb a
toujours été une épreuve douloureuse pour le moteur de la Citroën à capote ;
elle est la transition géologique entre la plaine de Mekhnès et le causse
Moyen Atlasique
Comme chaque
coopérant, on tournait la tête à droite vers le paysage lunaire d’Itto.
Azrou approchait et les interrogations se bousculaient.
Et puis à la descente
du causse, un îlot verdoyant apaisait nos craintes, nous y serions bien :
c’était Azrou, le rocher.
L’accueil officieux était assuré par M. et Mme Negrel dans
leur petite maison au flanc du Bou Arrioul. M. Negrel était une figure d’Azrou,
professeur de Berbère. A la retraite, ne s’habituant pas à la France, il
reviendra à Azrou en contrat local. Certains de ses anciens élèves
deviendront des personnages politiques importants. Il nous orienta vers la
Panorama géré par M. Eugène Duffal. Nous étions enfin arrivés : le confort,
de bons repas.
Nous descendions en voiture en ville sans jamais quitter la
voiture, ce qui amusa beaucoup M. Duffal. « Au bout de 2 jours vous serez
habitués » avait-il dit. Il ne s’était pas trompé.
Il restait le problème du logement. M. Duffal nous proposa
une petite maison appartenant à sa belle sœur Mme Henriette Duffal en voyage
en France.
Le cadre était agréable et surtout l’ensemble était meublé.
Quelle chance ! Nous acceptons sans hésitation. Cet appartement de plain
pied avait été occupé par les parents de Mme Duffal et les derniers
locataires furent un couple de pompistes azroui. Nos voisins étaient André
et Louise Fourdilis.
Immédiatement Itto nous proposa les services de sa fille
pour la maison, mais c’était trop pour un début. Un stage à Rabat permettait
aux nouveaux de terminer la procédure d’installation. Au retour nous
hébergeâmes un couple de jeunes collègues en partance pour le grand sud. La
jeune dame ne cloua pas l’œil de la nuit suite aux courses de rat dans le
grenier. Ces rats firent le bonheur de M Kiche l’électricien qui venait
souvent réparer les faux contacts.
Ce logement restera le notre jusqu’en 1980, les anecdotes
sont nombreuses nous les réservons pour une autre série…….
Jacques et
Maryse Lane |

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