AZROU

Arrivées à AZROU : récits

Accueil Arrivées à AZROU : récits Souvenirs, souvenirs Retrouvailles avril 2003 Indications

Il y a quelques mois, maintenant, Marie-Paule Lazennec suggérait d'inviter chacun à faire le récit de son arrivée à Azrou. Invitation répercutée vers les adéles connues à l'époque.

Hélas ! hélas ! hélas ! aucun écho à cet appel. Pas plus celle qui avait lancé cette brillante idée que nos écrivains ou notre journaliste... Pas plus notre futur président que notre future secrétaire... Notre conteur non plus et sa dinde de Noël est restée orpheline.

Le mouvement se prouvant en marchant, prenant notre courage d'une main et le clavier de l'autre, nous avons décidé de tenter d'amorcer la pompe par un récit à deux voix : VF et VH, version femme et version homme...

Bien nous en a pris car trois autres récits suivirent.

JFL et MLF

   

Racontez votre arrivée à Azrou*, tel était donc le sujet de rédaction proposé.

* Ceux qui aurait entamé leur séjour Marocain dans des villes plus côtières ont toute licence de décrire leur arrivée dans ces cités;

 

Récits  
  Les draps du patron                                        J.-F. Launay
  Comme une bouffée d'air frais                       M.-F. Launay
  En bateau, en train, en autobus , en Pigeot, en Solex, et …pédibus !       Michel Fabre
  La stork et le moudden                                Gilbert Dubant        
  Destination Azrou                                       Maryse et Jacques Lane
   

 

Les draps du patron

 

 

« Mais ce sont les draps du patron ! » tenta de protester le garçon à cette cliente qui demandait des draps propres. Du patron, comme la mousse à raser, le verre à dents et autres ustensiles ornant la tablette du lavabo : vu la pénurie d’eau, ils n’avaient pas dû être rincés depuis le printemps. Lavabo dont les robinets ne laissaient couler aucune goutte ; deux bouteilles de whisky remplies d’eau devaient suffire aux ablutions. Quant aux fameux draps quand avaient-ils bien pu être changés ?

Mais comment ces deux couples de « françaouis » avaient pu atterrir à Ouezzane en cette soirée de septembre ?

 

Or donc, pour échapper aux joies de la chambrée, alors qu’ils avaient femmes (chacun la sienne, précisons-le) et pour l’un deux fils de 3 et 1 an, pour l’autre une fille de 2 ans, deux cousins ayant demandé la « coopération » comme VSNA – volontaires du service national actif – s’étaient vu affectés l’un à Settat, l’autre à Azrou, localités qu’ils avaient localisés sur une carte du Maroc achetée d’urgence. C’est donc de concert que le cousin vosgien ayant rejoint l’angevin, la 403 du 88 et la R8 du 49 partirent plein Sud.

En moins d’une journée, ils avaient rallié Irùn portes d’entrée de l’Espagne franquiste. Espagne déjà en pleins travaux routiers : les pavés de la N I, Burgos-Madrid, faisaient place à un moderne macadam. De déviations provisoires en déviations provisoires, il fallut une bonne journée pour atteindre un village au Nord de Madrid. Stéphane, l’aîné des garçons, se dépensait à chaque étape, parcourant le café ou la salle de restaurant en produisant avec sa bouche un bruit de moteur de camion fort proche de celui des produits de l’unique marque espagnole de poids lourds, ce qui l’avait fait surnommer Pégaso. La traversée de Madrid fut quelque peu hasardeuse, avec d’abord, au bout d’un quart d’heure d’errance un retour vers la direction de Burgos, puis un cafouillage au moment où l’Avenue passe d’une large voie centrale avec deux contre-allées à deux voies parallèles à la hauteur du musée du Prado. Tout cela amène donc les deux voitures juste en dessous de Jaén, dans un petit hôtel, un peu en retrait de la route répondant au nom mérité d’Oasis. Détente. Apéritifs. Mais le dîner voit Stéphane attraper l’œuf à la coque et l’écraser dans sa main. Le père, avec dignité, l’attrape, l’emmène à l’extérieur et lui flanque une fessée. Sa cousine, Bénédicte, pour ne pas être en reste, fait subir le même sort à son œuf et, sous les yeux un peu surpris des clients espagnols, reçoit la même punition à l’extérieur.

La dernière étape, jusqu’à Algésiras, fut ralentie par le plus jeune, Emmanuel, qui atteint d’une sorte de Turista obligeait à de fréquents arrêts. Découvrir comment on pouvait obtenir un billet pour la traversée du détroit ne fut pas une mince affaire. Les bureaux officiels de la compagnie étaient désespérément fermés. Des individus aux mines plus ou moins louches proposaient leurs services. Il fallut cependant s’en remettre à celui qui paraissait sinon digne de toute confiance du moins, en toute subjectivité, moins suspect que ses collègues.

Ce n’est pas sans appréhension que se fit l’embarquement où la R8 se vit obligée de grimper sur une passerelle et de se coincer au plus près des parois, guidée par de très mal aimables marins. Mais après le stress de l’embarquement, les manœuvres et le lent départ laissent tout le temps d’admirer le rocher de Gibraltar. Puis l’Europe s’éloigne. Et ils voient se préciser l’Afrique, avec une exaltation teintée d’une légère angoisse. Même stress au débarquement. Ce sera une constante, de passage en passage, que cette attitude très peu engageante des personnels des ferrys, personnels de soutes, comme barmen, qui semblent mépriser le client qui les fait vivre !

Constance aussi que la lenteur calculée des passages en douane à Ceuta. Sous un soleil de plomb, sans aucune autre indication que celles que voulaient bien nous donner des compagnons d’infortune plus au fait des us et coutumes des gabelous et de la police des frontières : queue interminable pour faire viser les passeports ; nouvelle queue pour les papiers de la voiture. Heureusement les douaniers, découvrant un coffre de R8 transformée en vaste malle à vêtements (pour occuper la peu commode place impartie, aucune valise, mais un vaste film plastique enveloppant les effets des trois passagers) et une 403 où les deux enfants surmontent des bagages entassés sur les sièges arrière et dont le coffre est tout aussi bourré, ne firent pas de zèle et apposèrent le précieux signe cabalistique à la craie blanche sur le pare brise. Encore fallait-il se dégager pour atteindre la voie libre vers la délivrance.

C’est ainsi qu’après une très mauvaise route – ignorant que cet itinéraire rifain n’est pas des plus recommandés – le mini convoi se retrouva, à la tombée du jour à Ouezzane. « Complet » annonça la patronne européenne, plus maquillée qu’un camion d’occasion, mais aussi peu aimable qu’un salarié de la Trasmediterranea, dans le premier hôtel. Une seule chambre libre, dans le second, sur la grande place. Mais un patron, sensible lui à la présence de trois très jeunes enfants, qui cède généreusement sa chambre… et ses draps.

Nuit de peu de repos car occupée par la lutte contre les punaises qui s’étaient particulièrement attaquées au pauvre Stéphane, quasi défiguré par les assauts de ces saletés de bestioles. Seule Bénédicte qui dormait dans un lit de toile pliant – seul meuble embarqué dans l’aventure – avait totalement échappé à l’agression. Le petit déjeuner n’allait pas nous réconcilier avec la cité rifaine avec un café plus turc qu’un ottoman coupé d’un lait de chèvre dont l’odeur prégnante trahissait son origine.

 

Encore quelques km d’une route peu roulante et les cousins se séparèrent à Souk-el-Arba du Rharb. Belle route du coup, avec de longues lignes droites jusqu’à Sidi Kacem. Peu de voitures, mais de gros taxis – vieilles américaines – bourrés de passagers et au comportement erratique et une armée de camions Ford uniformément rouges. Sans parler de carrioles, d’âniers, de piétons, aux réactions imprévisibles, surtout pour un françaoui fraîchement débarqué. De la traversée de Meknès peu de souvenirs, si ce n’est que le fléchage y était plus clair et fourni qu’à Madrid.

La première image imprimée à jamais dans la mémoire fut celle des boucheries de Boufekrane : un alignement d’échoppes où étaient suspendus des quartiers de viande agrémentés d’essaims de mouches et baignés de la poussière soulevée par les grands taxis qui s’arrêtaient ou démarraient sur le terre plein de terre qui les séparait de la route. Qu’allait-on pouvoir donner à manger à la petite blonde habituée aux très hygiéniques petits pots de Blédina ?

L’été 1967 avait dû être particulièrement sec, car El Hajeb ne donna pas cette image verdoyante découverte plus tard. Quand, sur le plateau, apparut le squelette aux os bien blancs d’un bovidé, l’imagination, quoi qu’on en eût, galopa : hyènes voraces, vols de vautours… Mais que diable allions nous faire dans cette galère ? Inutile de dire que le paysage d’Ito passa presque inaperçu.

Et soudain, quand, à la descente du plateau, le paysage se découvre, ce fut comme une délivrance et une certitude : cette Azrou, dans la verdure elle, nous y serions mieux que bien !

 

Le Pano avec une vraie douche, l’accueil au collège Al Atlas par MM Jouve et Bougrine, l’hébergement à Amros avec un Achille aux petits soins pour la petite blonde, soignant la turista à coups de pastis purs et tièdes, faisant crédit bien sûr et avançant même l’argent pour l’achat des meubles indispensables, tout cela ne fit que confirmer la première impression, la bonne.

Même le stage à Rabat, où nous retrouvions des cousins moins emballés sur leur lieu de séjour et avec le petit Emmanuel proche de la déshydratation, censé nous aider à nous intégrer dans la coopération – nous étions des centaines – et le plus souvent assez creux ne fit pas tomber notre enthousiasme.

Même l’enseignement d’une histoire du Maroc - que nous découvrions - à des classes d’un quarantaine d’élèves avec pratiquement aucun matériel – mais quelle écoute dans ces classes ! – ne le doucha pas. Au contraire. Et quand les premiers froids arrivèrent et que le bois – commandé à notre propriétaire qui possédait aussi un gosse scierie – lui n’arrivait pas, une brouette, remplie de bûches apparut, envoyée par un voisin de l’autre côté de la route de Khenifra et que nous ne connaissions que de vue, Azzaoui, nous confirma, si besoin était, qu’on était mieux que bien à Azrou.

Comme une bouffée d’air frais

 

 

Ceintures de sécurité à l’avant, baudrier pour la fille à l’arrière, le tout, n’étant pas à l’époque obligatoire, monté avec force jurons et l’aide précieuse d’un beau-frère bricoleur, le coffre de la R 8 transformé en valise grâce à un plastique solidement scotché et voilà le VSNA, sa légitime et leur fille unique et néanmoins préférée prêts à prendre la route de la coopération pour Azrou, en compagnie de cousins vosgiens qui rejoindront Settat, sous l’œil humide de la famille…

 

La première étape nous conduira à Irun, la N10 dans les Landes étant bien chargée et encore à deux voies. Puis commence la traversée de l’Espagne : de « desvio provisional » en « fin de obras » par la N1 qu’on modernise en remplaçant ses pavés par du bitume, nous atteignons nuitamment une bourgade au nord de Madrid. La troisième journée nous mènera à Jaén et la quatrième, entrecoupée de pauses intempestives pour cause de « turista » galopante du plus jeune des petits cousins, à Algésiras. Grâce aux services ( ?) rémunérés d’un entremetteur diligent, nous obtenons un billet de traversée pour le lendemain.

 

A Bab Sebta, il faut être patients : en pleine cagna et sans clim évidemment, l’attente est longue et ces satanés gamins qui refusent de boire sous prétexte qu’ils détestent les boissons « qui piquent » que leurs braves biomanes étaient pourtant prêts à payer à prix d’or ! Enfin, nous réussissons à rallier Ouezzane en fin de soirée. L’hôtelier n’a plus qu’une chambre et sacrifie la sienne pour pouvoir nous loger tous. Mais mauvaise surprise : au moment de procéder aux indispensables ablutions, nous découvrons que les robinets sont taris (la faute à la sécheresse persistante) et nous devons nous contenter de deux bouteilles de Johnnie Walker remplies du précieux liquide incolore, inodore et sans saveur pour faire une toilette très sommaire. Le dîner nous permet de reconstituer nos forces pour passer à la chasse…aux punaises qui s’attaquent aux tendres chairs de nos chers petits. Au réveil, Steph a le visage aussi rouge que le derrière diarrhéique de son petit frère mais la petite blonde qui a dormi dans son lit de toile qui fait partie des bagages a été épargnée. Sous un ciel désespérément bleu et munis de petits cadeaux offerts par l’hôtelier à l’intention des enfants, nous entamons la dernière partie du trajet.

 

La « caravane » familiale se scinde à Souk el Arba en se promettant de se retrouver au stage de Rabat. Notre trio dépasse Meknès et au km 10, je découvre, éberluée, un abattoir de plein air constitué de deux solides pieux reliés par une poutre transversale où on dépèce un bovidé. Même surprise devant les boucheries de Boufekrane où les bouchers agitent des queues de vache pour chasser les mouches. Mais qu’est-ce qu’on va lui faire manger à notre petit trésor habitué aux pots Blédina ? Plus loin, à Ito, la splendeur du paysage nous coupe le souffle. L’esplanade est déserte (il n’y a pas encore de vendeurs de pierres) et autour, tout est désolé. Pourtant, à quelques tours de roues, dans la descente, nous découvrons, à partir des virages, Azrou dans son cadre de verdure. Malgré la chaleur, c’est comme une bouffée d’air frais et nous nous précipitons au Panorama, recommandé par le guide Michelin, tout en sachant que l’état de nos finances ne nous permettra pas d’y faire un long séjour. Après une vraie douche, nous nous rendons pour un premier contact sur notre futur lieu de travail, le Collège Al Atlas. Nous y sommes accueillis par la joviale bonhomie de MM Jouve et Bougrine. Ils nous donnent des « tuyaux » pour trouver un logement, une employée de maison et nous signalent que l’aubergiste d’Amros pourra nous héberger à crédit jusqu’à notre installation. Le soir même, Si Driss nous présente aux commerçants du marché, au Soussi, au quincailler…pour qu’ils nous ouvrent un crédit jusqu’au versement de nos salaires. D’ici là, nous consignerons nos achats dans de petits carnets à spirales. Nous sommes bien sûr très surpris (et encore reconnaissants) de cette confiance spontanée. Devant le marché, Bénédicte découvre celui qu’elle baptisera « le petit monsieur », cet infirme qui se déplaçait sur un chariot à ras du sol et qu’elle ne manquera plus d’aller saluer lorsque nous faisions nos emplettes.

 

Le lendemain, nous faisons la connaissance d’Achille qui hébergeait déjà provisoirement un couple de coopérants. Les huit jours passés à Amros restent gravés dans ma mémoire parce que j’y ai découvert un homme de cœur : non content de nous héberger à crédit (il n’a été payé qu’en février !) il s’est employé à nous rendre l’installation plus facile. Dès l’arrivée et peut-être inspiré par son épouse il m’a déclaré :

« Ma fille, (c’est ainsi qu’il me nommait) après le voyage, tu dois avoir une montagne de linge. Tu me donnes tout ça, on s’en occupe. »

Le surlendemain, j’ai découvert la pile soigneusement repassée dans la chambre, avec, en prime, le sourire de la femme de service. Le maître des lieux veillait aussi à la préparation des repas de la petite (son cuisinier s’épanouissait en voyant la demoiselle dévorer.) Une après-midi, il fila avec les hommes (nos époux respectifs à Michelle S. et à moi-même) en camion à Meknès. A leur retour, nous étions nantis du mobilier indispensable pour emménager, âprement discuté par notre hôte et réglé par ses soins en attendant des jours meilleurs…Après le stage de Rabat, c’est lui qui a véhiculé nos biens, complétés par quelques acquisitions au monastère de Tioumliline jusqu’à notre domicile qui jouxtait celui de la famille Bougrine.

 

Puis ce la Rentrée : 7 classes de 1ère AS à qui je dispensais 3 heures hebdomadaires d’Histoire Géo. Angoisses !...

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Comment se rappeler vite fait 200 noms (de garçons, essentiellement : il n’y a que 2 filles en 1ère AS cette année-là) ? Le plan de classe est indispensable.

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Comment dominer son sujet ? Je découvre les programmes quelques jours avant les élèves et j’écorche joyeusement les noms locaux tandis que mon jeune public ingurgite sans sourciller des tas de termes nouveaux.

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Comment  ne pas s’emmêler les pinceaux en répétant 7 fois par semaine le même cours ? A la vue d’un sourire qui s’esquisse sur un minois attentif, je comprends que je radote… Combien de fois ai-je pu répéter : « Je vous l’ai peut-être déjà dit. » ? Pardon à mon ex-auditoire…

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Comment enseigner l’Histoire Géo sans manuel, sans matériel ? Système D : lettres aux ambassades pour obtenir des documents, croquis sur papier Canson quadrillé pour que les élèves puissent reproduire plus aisément une carte sommaire. Ah ! la fichue carte de l’Empire Romain…Que de sollicitations en classe pour que la botte italienne soit ressemblante !

Mais quel bonheur aussi de constater par les interrogations orales, les contrôles, le procédé La Martinière, la vérification des cahiers, les compositions...que le message passait, que malgré des conditions difficiles, on avançait par la volonté de tous,administration, collègues,élèves.

 

Et puis, après la canicule du début d’année scolaire, le froid est arrivé. A la maison, nous attendions en grelottant la livraison du bois de chauffage. Un soir, la sonnette retentit. Ce n’était pas le camion espéré, tout juste une brouette chargée de bûches poussée par notre voisin d’en face, le sieur Azzaoui, qui, inquiet de ne pas voir de fumée s’échapper de notre toit craignait de nous retrouver transformés en stalagmites.

 

Geste symbolique mais qui résume les sentiments éprouvés lors de cette étape d’installation : des appréhensions, justifiées ou non, que la générosité des uns et des autres a transformées en début de compréhension mutuelle, qui s’est approfondie au cours des cinq années passées à Azrou.   

 

 

….Et l’énorme rocher que nous aperçûmes en sortant de la salle de cinéma n’était pas celui de Navarone dont les canons venaient de s’abîmer dans la mer Egée, pendant qu’Anthony Quinn roulait un monstrueux patin à une Irène Papas qui en restait autant de marbre que la Vénus de Milo ; non, ce n’était pas le sommet de Navarone qui nous faisait lever nos yeux mouillés de larmes d’émotion vers sa paroi verticale, mais celui de Gibraltar devant lequel passait le  « Lyautey », le beau paquebot où le ministère de l’Education Marocaine nous avait loué une cabine pour nous transporter de Marseille à Casablanca, ce qui fut pour nous notre première croisière avec cabine particulière, bronzette sur des transatlantiques, restauration aux petits oignons, dîners en tenues de soirée, avec bal et jeux , piscine, ball-trap, etc. Ce bon de transport gratuit de l’époque payait le voyage des nouveaux coopérants et les frais de leurs bagages  jusqu’au Maroc; où nous attendait une connaissance de ma mère. Première surprise au débarquement à Casa : les douaniers étaient en grève et se contentaient de mettre une croix à la craie sur les sacs de voyage et les valises !

 

Le lendemain matin,  nos hôtes nous conduisirent à la gare de Casablanca qui nous sembla être une ville plus européenne que marocaine. Le récit d’un voyage en  train dans des  compartiments en bois, et la foule agitée et bruyante qui les remplissaient, ont été fort bien évoqués par Abdelhak Serhane dans « Les enfants des rues étroites » et je ne saurai rendre aussi bien que lui ces scènes de vie qui correspondent exactement à ce que nous avons vécu il y a quarante ans. Toutefois, nous n’étions pas très à l’aise au milieu de voyageurs dont nous ne connaissions ni la langue ni les coutumes, qui s’apostrophaient, s’interpellaient, se disputaient ou partaient dans de franches rigolades interminables. Je crois me souvenir que l’horaire n’était pas le souci majeur du chef de train qui avait bien du mal avec ces voyageurs indisciplinés qui tardaient à descendre, ou à monter dans le train, les deux flots se mélangeant bruyamment aux arrêts.

 

A Meknès, un petit taxi nous laissa en haut de l’avenue Mohamed V devant un hôtel qui faisait l’angle d’une rue transversale. Nous n’avons pas bougé de l’établissement tant cette agitation et la découverte d’un monde différent nous avaient épuisés. Là aussi, la ville nous parut moderne et nous n’étions pas trop dépaysés. Beaucoup de gens parlaient en français.

 

Au matin d’un des derniers jours de septembre 1964, nous nous hissâmes dans le car de la Compagnie Marocaine de Transports. Nous eûmes la chance d’avoir deux places au milieu du car , les autres voyageurs entassés à trois ou quatre sur deux sièges nous laissant par courtoisie nos deux sièges pour nous seuls. Le « graissor », qui faisait fonction de mécanicien, de répartiteur de bagages, de gérant de car, avait dû donner des consignes pour laisser les frankaouis bénéficier de ce confort inhabituel.  Si vous voulez connaître l’ambiance d’un car de la C.T.M. dans les années 1960, lisez donc le livre cité ci-dessus vers la page 120, et vous mettez dans cet autobus deux jeunes français abrutis par le « transistor » qui diffusait à tue-tête  une musique inconnue d’eux, et saoulés par les discutions de voyageurs volubiles qui tentaient de se faire entendre de leurs voisins. Sans oublier les odeurs mêlées de héné, de sueur, de menthe, de kamoun, de suif de moutons attachés dans des filets sur le toit, avec les poules achetées au marché de Meknès, au milieu de ballots de toiles, de chaises, de caisses de légumes, de valises, de tapis, de sacs de grains, etc.

C’est lors de la halte à Boufekrane que le vrai dépaysement commença : la poussière de l’arrêt énergique du car sur l’accotement terreux cacha un moment les boutiques des bouchers installées en bord de route. De temps en temps, avec un petit balai de doum,  ces commerçants chassaient les nuages de mouches qui souhaitaient, elles aussi, faire un arrêt-repas sur les belles carcasses de moutons et les morceaux de bœuf bien tentants exposés sur des étals en plein air. Le véhicule, encore un peu plus surchargé, reprit la route vers El Hajeb avec quelques voyageurs supplémentaires debout entre les rangées de sièges. Vous pensez bien qu’à partir de ce village la moyenne, déjà modeste, diminua fortement , nous laissant le temps d’écarquiller nos mirettes sur ces nouveaux et arides paysages jaunis par le soleil de cette fin d’été. Plus nous montions, plus ils  nous faisaient nous demander dans quel bled désertique nous allions arriver. Un couple demanda un arrêt du car à Ito, et le temps que le « graissor » retrouve et récupère le mouton, le sac de grains et un ballot de toile bariolée sur la galerie du véhicule, nous avions eu le loisir de découvrir le paysage lunaire qui s’ouvrait devant nous. Magnifique surprise.

Suivirent la descente sur Amros et Azrou niché au pied de la montagne et de son rocher. Le car s’arrêta devant le local de la C.T.M., à côté de l’hôtel Atlas de Mme et M. Pascal où nous devions loger sur les conseils de Mme et M. Chaberty, coopérants au lycée que nous avions rencontrés avant notre départ de France. Une modeste chambre, dont la fenêtre s’ouvrait sur  une petite cour intérieure, nous était réservée. Nous attendait aussi le couple d’hôteliers dont nous avons toujours apprécié l’amabilité et les attentions presque parentales. Au fond du café sommeillait la grand-mère ; au premier étage régnait le cuistot, vieux monsieur marocain toujours coiffé d’un fez rouge quand il venait nous saluer, ou nous demander nos préférences culinaires. Il avait un œil fermé, mais l’autre souriait pour deux. C’est dans ce sympathique hôtel-restaurant que nous avons rencontré, parce que c’était leur point d’encrage, les derniers colons, tel « Joseph » qui descendait d’Ito le jour du marché pour vendre ses œufs, ses légumes et rencontrer ses amis. Parmi les autres habitués, il y avait  M. Jouve qui faisait à la fois fonction d’inspecteur primaire, de directeur du collège Al Atlas et du collège agricole , et ceux qui devinrent nos grands amis : Pierrette Cazalot et Michel Laborie. A l’heure des repas, nous retrouvions aussi José Cuesta et d’autres coopérants. Puis la grand-mère se réveillait pour faire avec nous des parties de rami très animées. Elle avait la langue bien pendue : comme sa fille, elle trouvait que « les œufs étaient plus propres avant l’indépendance » !!!

 

Nous avions débarqué avec une valise métallique, témoin d’un récent service militaire, et avec un autre maigre bagage. Le reste de nos biens de jeunes mariés avait traversé la « Mare Nostrum » par bateau, et nous devions aller le chercher chez un transitaire à la gare des marchandises de Meknès. Etant « pedibus gambus », (pour les non-latinistes : ne possédant pas de véhicule à moteur à deux ou à quatre cylindres), nous avons apprécié à sa juste valeur l’offre du très serviable M. Sophoclis d’aller chercher nos bagages, enfermés dans un cadre en bois, avec sa camionnette Peugeot. Et c’est ainsi, qu’après les formalités douanières (la grève des gabelous était finie depuis longtemps !), nous avons ramené à Azrou :  

  un matelas Simmons made in Ardèche,

  des caisses de livres,

  et …un vélo-solex !!!

le tout dans une sorte de grande caisse en bois imaginée et fabriquée par le père de Christiane, menuisier-ébéniste. Le matelas résista plus longtemps que le solex : pour de jeunes mariés,  l’utilisation du Simmons est moins compliquée (donc plus agréable !) que celle du solex ! Quand il tomba en panne, ce véhicule à un cylindre fut une énigme pour les mécaniciens azriouis (et pour moi aussi !). Je ne sais ce qu’il advint de ce cher solex, qui, sans moteur, était tout de même un régal pour descendre au collège Al Atlas, mais une torture pour faire le trajet dans l’autre sens !

 

Nous avons passé trois mois dans ce sympathique hôtel ; ensuite nous avons loué un petit logement donnant à l’est sur la cour de l’orphelinat, en face de la villa louée plus tard par Hélène et Michel Hatchondo. Le haut mur de la terrasse nous permettait de faire de la bronzette en toute discrétion. Mme Pascal nous avait prêté une table et deux chaises ; nous avons acheté, à crédit, un sommier métallique à la quincaillerie de M. Bouarich, et, avec les planches du cadre, nous avons fabriqué des étagères pour y mettre les quelques livres de poche, qui étaient venus dans les caisses de mon beau-père, un « transistor » gagné à une fête foraine quelques semaines avant notre départ , et nos quelques vêtements.

 

Nous ne voudrions pas terminer ce récit sans citer les noms de messieurs Mahé et Chaberty qui, la veille de Noël, alors qu’il nous restait vingt centimes en poche, sont venus taper à notre porte pour nous proposer quelques billets pour fêter Noël. Après de chaleureux remerciements, nous avons foncé chez Pierrette et Michel, qui ont téléphoné à Achille pour retenir une table à Amros pour le lendemain.

 

Et c’est depuis ce jour que je crois, de nouveau, au père Noël !

 

Tiens !  j’ai oublié le titre de ce  récit :  pourquoi pas :                                                             

               « En bateau, en train, en autobus , en Pigeot, en Solex, et …pédibus ! »  ?

 

                                                                                                       Michel Fabre 

 

 « En bateau, en train, en autobus , en Pigeot, en Solex, et …pédibus ! »

 

 

La Stork et le moudden

 

Bathaoui m’a considéré avec une commisération huileuse.

-                - Azrou ? Ce sont des blédards, vous savez…

Le ventilateur tournait mollement au plafond du bureau. Il a passé la vitesse supérieure.

-                - D’ailleurs, ici aussi, vous savez…

Deux ans que je supportais ce R’bati gluant. Il avait une tête de pastèque beige à moustache et lunettes d’écaille, comme un Marx Brother chauve, obèse et suintant. Le directeur de la Madrasa-al-Messakine, l’école des pauvres de Mazagan, Deauville marocain devenu El Jadida après 56, autrement dit le collège Mohamed-er-Rafy, avait un mépris abyssal pour qui n’appartenait pas à la crème de Rabat.

Les Doukkalis, selon l’adage, mangeaient des courgettes et donnaient des ruades. Ils affublaient leurs fils du ridicule prénom de Bouchaïb, alors que Mohamed est tellement plus original, nommaient leurs filles Chaïbia, ce qui est aussi stupide, et s’entêtaient à s’échiner dans les champs avec leurs araires. À côté d’eux, un Boujadi avait l’astuce d’un courtisan.

Et voilà que Mohamed Bathaoui, au nom glorieux de « Celui qui passe la nuit à baiser », devait mener ces crétins de jeunes plébéiens agricoles vers la culture, la vraie, la sienne, ancien instituteur francophilophone. Ses mérites sous le protectorat, où il avait servi conjointement le Résident général et l’Istiqlal tout en ne jurant que par Sa Majesté, que Dieu la protège, auraient dû lui valoir une bulle royale dans un ministère.  

Trois photos en noir et blanc trônaient sur des supports en cèdre ouvragé derrière une petite vitrine, où il posait dans des groupes entourant respectivement Mohamed V, Hassan II et Allal-el-Fassi. Nul d’entre eux n’avait apprécié sa valeur de caméléon et il était là, transpirant sous son beau costume, beige comme lui, devant un traître venu de France lui annonçant son départ à la rentrée prochaine chez ces chiens de Berbères, que Dieu confonde les hypocrites ! De plus, ce salopiaud avait des relations au divin Ministère de l’Éducation et avait court-circuité Moulay Al-Moudir pour obtenir une mutation dans un délai administrativement obscène. Un ruisseau de sueur lui arrosait le menton. Il a poussé le ventilo à fond et sorti son mouchoir.

J’en avais marre de ce bled poisseux. Je regrettais la 203 qui m’avait apporté là. Je l’avais fourguée en échange d’orgies post-coloniales flambées au whisky avec la bourgeoisie locale arabo-hispano-pied-noir  du Club Nautique et quelques ardentes Juivettes. Elles pensaient depuis la Guerre des Six Jours que la couleur de l’espérance était le bleu du passeport français. Le « basbour-khader » ne leur allait pas au teint, pas plus que l’ombre du minaret ne protégeait le Mellah, encore en usage à l’époque. La chasse au Nizrani, même marié, était ouverte et tous les coups, surtout bas comme le ventre, étaient permis.

Je trouvais les coopérants plus préoccupés par les transferts de dirhams que par le boulot. Je trouvais les programmes scolaires déconnectés des élèves. Je trouvais le roi, que Dieu le bénisse, et ses séides, cupides et menteurs. Je trouvais que ma femme s’occupait plus de son bronzage que de son mari. Je regrettais la pêche à la truite dans les Couzes issoiriennes. Évidemment, je regretterais la fierté de la culture doukkalie, le gris de Boulaouane, mais on devait l’exporter. J’avais pris un grand verre de courage pour annoncer la nouvelle à mon épouse et collègue. Elle était allongée sur la terrasse et le soleil de mai faisait luire la mer, cinquante mètres devant la villa, et la crème revitalisante sur ses cuisses.

-                - Faut qu’on parle…

Elle a posé son magazine d’un geste languide. L’article portait sur « Comment éviter la peau d’orange », avec de terrifiantes illustrations.

-                - Ouaiiiis…

-                - Je vais appeler Boualem…

-                - Ouaiiiis ?

-                - J’en ai marre de ce bled de merde…

-         -             - Tu veux aller où ?

-                - Je sais pas…

-                - Quand tu sais, tu dis…

Elle est retournée aux fesses d’orange. Sa semi-marocanité nous avait valu des tonnes d’emmerdements administratifs et policiers. Le seul avantage était d’avoir des cousins haut placés, tous descendants des farouches guerriers de Figuig, comme mon beau-père. Boualem en était.

      - Tu peux venir quand tu veux. Je préviendrai les chaouchs…

      - Demain ?

      - Oui. Onze heures. Nous déjeunerons ensemble, à la maison.

Sur la CiTiHem, j’abrège. De bons auteurs en ont déjà parlé. Le martyre des essieux, des morts amortisseurs, des vitres bloquées depuis 1912, les hoquets du moteur fumant dans les côtes et buvant des litres d’eau aux haltes interminables, la routine. Les sudoripares en rut, les poulets en cage et les mômes en couches qui se chient dessus, l’étouffante attaque douceâtre des vieilles empaquetées dans des linges mal séchés, le regard horrifié et tentateur des jeunes quand on croise leurs yeux, l’indifférence hautaine des vieux, la Compagnie des Transports Marocains en représentation, et le chauffeur régisseur au je-m’en-foutisme génétique. Les arrêts à Bir-Jdid, Azemmour, Casa, « Al-beïd, al-ma… », pour faire les 200 bornes jusqu’à Rabat, mieux valait partir la veille. J’ai bien fait : six heures et demie de voyage parce qu’une grosse nous avait fait un gros malaise et que la famille avait échangé la prise d’otage du car contre une place au dispensaire de Temara.

Boualem m’a écouté avec une muette sympathie. Il vilipendait souvent, en privé et en mots choisis, les Arabes de la côte, qui se goinfraient nonchalamment sur le dos du makhzen, alors que le conseiller spécial du ministre travaillait beaucoup et vite. Ce petit homme mince et jeune maîtrisait l’imparfait du subjonctif et inspirait une terreur manifeste à ses collaborateurs. Je ne sais pas pourquoi il m’aidait. Il nous avait trouvé un double poste à El Jadida parce que sa cousine aimait la mer. Je ne crois pas qu’il aimait sa cousine, mais la famille est la famille. En fait, je crois qu’il me plaignait. En Figuigui, il allait au fait.

-                - Tu veux partir où ?

-                - Dans la montagne.

-                 - Marrakech ?

-                 - Un peu haut…

-                 - Un poste ou deux ?

-                - Je suis marié.

-                - Je sais. Un poste ou deux ?

-                - Deux.

Il avait préparé un dossier.

-                - J’ai deux postes à Azrou, au Collège Al-Atlas, maths et français. J’en ai aussi à Beni-Mellal ou Midelt…

-                - C’est bien, Azrou ?

Il a souri légèrement.

      - C’est un peu haut, mais en pleine nature. Si tu aimes la pêche et la chasse…

On est allés déjeuner. Il est mort deux ans après, égorgé devant chez lui, en sortant de sa voiture, une Mercedes. Le frère du roi est venu aux obsèques et l’enquête n’a rien donné.

Bathaoui a reçu l’arrêté de nomination dix jours après. Jusqu’à mon départ, il ne m’a plus adressé la parole. Sans importance. À partir du 15 mai, Mohamed-er-Rafy était quasi-désert et les profs sur la plage ou au tennis.

Quand je suis revenu avec la mutation, ma femme regardait la mer et Daouïa, la bonne, mettait la table sur la terrasse. On a parlé à l’apéritif.

-                - On va à Azrou.

-                - C’est où ?

-                - Dans le Moyen-Atlas.

-                - C’est loin ?

-                - Oui.

-                - Tu fais ce que tu veux, mais moi, je vais en France cet été. J’ai pas vu mes parents depuis un an. Pour ton…Azrou, tu te débrouilles. Tu trouves une maison correcte et tu m’écris. Si ça me va, je viens. Sinon, je garde mon poste ici. Après tout, j’ai pas demandé à m’exiler, moi…

-                - Boualem a trouvé deux postes…

-                - Vous m’avez demandé mon avis ?

Elle a fini son verre, retourné voir la mer. Je suis parti le 16 juin, quand le collège a fermé officiellement. Il fallait trouver un logement avant le 1er juillet pour que le déménagement soit payé par le ministère.

J’avais un sac de voyage et un changement à Rabat quand la poubelle CTM a viré à l’Est. Chapeaux de porteurs d’eau polluée à Tiflet, brochettes de viande et foie nouss-nouss à Khemisset, avec un Chaudsoleil tiède, ça sentait toujours la pisse et la sueur en arrivant à Meknès. Les nantis allaient à Fès, les bouseux vers Midelt, via Azrou. J’en étais et le car était plus léger. C’était mieux pour monter sur El Hajeb et Ito, avec le radiateur fumant et le soir qui venait.

À Azrou, j’avais la tête dans le cul et les lombaires soudées. J’ai pris mon sac avec deux chemises et trois slips, et je suis monté au-dessus de la pompe à essence. Sur la place en pente, j’ai vu deux abris. L’Hôtel des Cèdres était le plus grand. Au bar, trois Françaouis d’au moins quarante ans picolaient. Le taulier, derrière le bar avec une barmaid montante, à voir maquillage et sape, m’a regardé sans hostilité.

      - Vous avez de la bière ?

-                - On a la Stork.

-                - Donnez m’en deux…

Il n’a pas eu l’air surpris. Il m’a fallu trois minutes pour les descendre.

-                - Vous avez des chambres ?

-                - Oui.

Il m’a donné la clef sans question. Spartiate mais sans cafards et ampoules électriques en service, j’avais changé de région. L’eau était jaunâtre mais présente. J’ai tout lavé, la piaule était une vraie piscine. Quand je suis descendu, les pochtrons européens étaient toujours là. J’ai repris trois Stork et  dîné menu maison, steak semelle et patates nazes, avec une part de Vache-qui-rit et une bouteille de rouge. Mes compatriotes n’avaient toujours pas décarré et me mataient. On a bu quelques Stork de plus. Je leur ai appris que je venais développer la coopération culturelle dans cette contrée lointaine. Ils s’en tapaient complètement.

Le repos n’a pas duré. Je ne pouvais pas distinguer un fil blanc d’un noir quand le diable a hurlé « Allah ou akbar » une dizaine de fois, commentaire en prime. J’avais déjà entendu ces patenôtres, mais de plus loin. Là, c’était comme chez soi, quand une mégère braille dans la cuisine.

Ma casquette en plomb a bondi de vingt centimètres sur le mince oreiller, je me suis fringué fissa. En bas, personne. L’aube s’habillait lentement. Un type est arrivé, las. Il m’a demandé si je voulais du café. J’ai dit oui, il était dégueulasse. Pour payer, il fallait attendre le patron, sauf si je restais.

-                - Le collège Al-Atlas, c’est où ?

-                - Tu descends en bas…

C’était logique. J’ai trouvé des préfabriqués dans une cour escarpée sableuse, tendance poussière, et un portail ouvert. En haut du terrain, un bâtiment en dur. Huit heures du matin, un type travaillait déjà. J’ai frappé. S’est levé un colosse à courte moustache infra-nasale. Bougrine, directeur. Je lui ai dit que le moudden, c’est comme ça qu’on appelle au Maroc le muezzin des Mille et Une Nuits, m’avait réveillé. Il a souri, ne m’attendait pas si tôt, avait déjà préparé les emplois du temps pour la rentrée. En sortant, j’ai regardé les maisons qui grimpaient sur la montagne. J’avais une mission : trouver un logement hors de portée du moudden et de ses haut-parleurs de l’audio Chitane. « Et pas en medina, sinon je viens pas… ».  Un oncle de Boualem tenait un magasin de meubles et de quincaillerie en face de la pompe à essence de Pascal.

-               -  Tu prends ce que tu veux, les meubles, la vaisselle et tout. Tu paies quand tu as de l’argent.  Pour la maison, tu viens demain. Je trouve, In châa Allah. »

Dieu voulait bien.

 

Gilbert Dubant

 

   

 

DESTINATION AZROU

 

L’année 1974 fut celle de tous les changements.

Je fus nommé en septembre 1973 au Collège de Saint Florent sur Cher et c’est dans ce cadre que je rencontrais Maryse, originaire d’Asnières Les Bourges.

Le sursis militaire arrivant à expiration, il fallait faire un choix. La décision fut prise : VSNA en coopération et son cortège de papiers. Maryse était ravie de se marier et surtout quitter son cadre familial étriqué et sa mamâtre qui clamait dans les sentes que sa fille partait au Maroc, mais qu’elle épousait « un bon français du Berry… »,  le racisme des petites gens sans importance.

Durant cette année, mon premier contact avec Azrou se fit par l’intermédiaire d’une carte postale inquiétante.

En effet, Rosières, une petite ville voisine abritait une forte communauté marocaine employée à la fabrication des cuisinières du même nom. C’est ainsi que se fit la première approche de la ville et son cortège d’interrogations. On y voyait au flanc de la montagne un quartier pauvre avec des maisons à terrasses, des moutons et aucune route.

Où partions-nous ?

Après les vaccinations, l’incorporation à la caserne de Rueil Malmaison nous passâmes les ultimes vacances avec mes parents au bord de la grande bleue, de bons souvenirs. Deux malles furent acheminées par la SNCF et c’est dans une 2CV bien chargée que l’aventure commença.

 

CHATEAUROUX AZROU 2200 KM

 

Sur le trajet, on s’arrêta à Angoulême chez une tante dont le conjoint était pied noir du Maroc. Il me dressa un tableau peu encourageant du pays, si bien que le doute s’installa en moi. Faire demi tour : pas questions pour Maryse devenant de plus en plus radieuse lorsque les kilomètres l’éloignant de Bourges augmentaient…

Puis l’Espagne.

Nous passions la nuit dans la 2CV et savourions un cake confectionné par ma mère et une gorgée de whisky offert par l’oncle d’Angoulême.

La traversé de Madrid était une épopée et c’est un taxi qui nous conduira jusque sur la route d’Ocańa NIV.

L’Andalousie est une douce transition vers le Maghreb avec son relief, sa végétation, son climat et ses ânes.

Notre 2CV était poussive derrière les Pegaso espagnols et elle peinait à avaler les sierras.

A Algéciras, c’est la fin de l’Europe et le court trajet maritime est une coupure. Nous changions de plaque tectonique et les pensées étaient à la dérive.

Le trajet le plus pratique de Ceuta à Meknès n’est pas le plus court, nous l’avons utilisé qu’une fois.

De Meknès, nous n’avons vu que la périphérie. A la sortie, la 2CV sert à nouveau d’abri pour un repos réparateur. Cet arrêt fut écourté par les phares d’un tracteur nous réveillant, ce qui précipita notre départ.

La Cuesta d’El Hajeb a toujours été une épreuve douloureuse pour le moteur de la Citroën à capote ; elle est la transition géologique entre la plaine de Mekhnès et le causse Moyen Atlasique

Comme chaque coopérant, on tournait la tête à droite vers le paysage lunaire d’Itto. Azrou approchait et les interrogations se bousculaient.

Et puis à la descente du causse, un îlot verdoyant apaisait nos craintes, nous y serions bien : c’était Azrou, le rocher.

L’accueil officieux était assuré par M. et Mme Negrel dans leur petite maison au flanc du Bou Arrioul. M. Negrel était une figure d’Azrou, professeur de Berbère. A la retraite, ne s’habituant pas à la France, il reviendra à Azrou en contrat local. Certains de ses anciens élèves deviendront des personnages politiques importants. Il nous orienta vers la Panorama géré par M. Eugène Duffal. Nous étions enfin arrivés : le confort, de bons repas.

Nous descendions en voiture en ville sans jamais quitter la voiture, ce qui amusa beaucoup M. Duffal. « Au bout de 2 jours vous serez habitués » avait-il dit. Il ne s’était pas trompé.

Il restait le problème du logement. M. Duffal nous proposa une petite maison appartenant à sa belle sœur Mme Henriette Duffal en voyage en France.

Le cadre était agréable et surtout l’ensemble était meublé. Quelle chance ! Nous acceptons sans hésitation. Cet appartement de plain pied avait été occupé par les parents de Mme Duffal et les derniers locataires furent un couple de pompistes azroui. Nos voisins étaient André et Louise Fourdilis.

Immédiatement Itto nous proposa les services de sa fille pour la maison, mais c’était trop pour un début. Un stage à Rabat permettait aux nouveaux de terminer la procédure d’installation. Au retour nous hébergeâmes un couple de jeunes collègues en partance pour le grand sud. La jeune dame ne cloua pas l’œil de la nuit suite aux courses de rat dans le grenier. Ces rats firent le bonheur de M Kiche l’électricien qui venait souvent réparer les faux contacts.

 Ce logement restera le notre jusqu’en 1980, les anecdotes sont nombreuses nous les réservons pour une autre série…….

 

Jacques et Maryse Lane